Analyse par Jean-François Boisson
Les plateformes sont une merveilleuse réponse à la complexité du monde.
Elles sont ces espaces qui favorisent les interactions entre les acteurs d’un écosystème. Partant d’un espace de confiance-a-priori et par nature ouvertes à tous les acteurs qui se reconnaissent dans leurs raisons d’être, elles constituent ces sortes de forum romains du XXIème siècle. Elles développent les transactions dont le coût marginal est devenu pratiquement nul grâce au numérique[1]. Elles permettent du coup l’émergence de solutions inattendues. Elles sont le creuset d’une innovation ouverte indispensable pour embrasser ce monde VUCA que nous avons créé. Elles sont l’expression de la pensée écosystémique. Ce n’est pas par hasard d’ailleurs que les grands prédateurs de l’économie du partage ont largement investis ces nouveaux outils pour prospérer, ratisser plus large et plus profond. Prédateurs parce que la finalité n’est ni le bien-commun ni même la prospérité du plus grand-nombre mais l’enrichissement de quelques-uns sous un coin de ciel bleu californien créant de nouveaux esclavages et de nouvelles précarités au passage.
On peut justement passer d’une perspective prédatrice à une perspective altruiste[2] si on trouve une alternative aux vices d’un système capitaliste financier qui réclame de la performance d’abord et avant tout. Cette alternative existe : c’est le système coopératif. Au-delà de la gouvernance, a priori très égalitaire mais qui peut hélas être facilement retaillée en mode commande-contrôle à l’ancienne, on le sait bien, il y a deux avantages principaux. Le premier est qu’on élimine ces sombres questions de rendement et de performance économique aux seules fins de l’enrichissement d’un petit nombre. Comme on partage tout et qu’on sait qu’on ne sera jamais riches en vendant l’affaire, l’horizon s’éclaircit : on est tou.te.s aligné.e.s sur le développement et la résilience du collectif. Le second avantage c’est qu’on est capable, avec les merveilleux outils juridiques que sont les SCIC notamment, de faire participer à la gouvernance toutes les parties prenantes du projet collectif. Clients et salariés bien sûr mais aussi fournisseurs, pouvoirs publics, ONG, sympathisants et tout ce qui peut avoir du sens. Ce faisant nous revoilà au cœur du fonctionnement en écosystème.
On a parlé plateformes. On a parlé coopératives. L’association des deux nous donne des « plateformes coopératives » qu’on a évoquées le 11 octobre dernier à la Bourse du Travail. Ce sont des « curiosités » qu’on suit depuis un moment notamment à travers les travaux de Nathan Schneider qui était venu au Ouishare Fest en 2015 et 2016.
Je suis très enthousiaste à l’idée de ces plateformes coopératives parce qu’il me semble qu’elles sont des organisations extrêmement résilientes : elles favorisent la mobilisation et les interactions au sein d’un écosystème ; elles organisent le partage du pouvoir et de la valeur. Et si on se donne un peu de mal, elles peuvent même constituer des espaces de travail d’un genre nouveau, ces fameuses « mutuelles de travail », où renaissent des formes actualisées de fraternité et de solidarité. Autant de marqueurs de résilience des organisations, c’est-à-dire de leur capacité à traverser les crises et à en sortir transformées et intègres[3]. Le rêve quoi ! La synthèse parfaite, adaptée pour traverser ces années de tumultes et d’effondrements qui ont déjà commencé. Mais alors comment se fait-il que leur déploiement ne soit pas plus large ?
La première raison c’est que si les plateformes sont idéales elles ne sont pas (encore) à la mode.
Partager le pouvoir et la valeur, fonctionner dans un cadre résolument collectif, cela reste encore très nouveau même si de plus en plus de dirigeants se disent que le système pyramidal et patriarcal n’est décidément plus adapté à ce monde VUCA et qu’il va falloir virer sa cuti. Sauf que ça pique et que ça prend du temps pour que ces idées diffusent et infusent.
La seconde c’est que leur modèle économique n’est pas encore stabilisé. C’était frappant le 11 octobre de voir combien il fallait être militant et motivé pour poursuivre ces expériences dans des conditions économiques très précaires au-delà du fait que les projets sont de petite taille et en phase d’amorçage pour la plupart. C’est sûr que lorsqu’on renonce à la prédation, l’équation est plus complexe. Car nos Amazon, AirBnB, Uber et autres Deliveroo ne prospèrent principalement que parce qu’ils sous-rémunèrent leurs salariés / indépendants et/ou parce qu’ils vendent grassement les données des clients qu’ils opèrent. Sans ces tours de passe-passe, point de salut et c’est précisément ce que ces nouveaux acteurs coopératifs souhaitent éviter. C’est un peu le parcours d’obstacles : non seulement ce mode d’organisation est très novateur mais en plus l’équation économique est compliquée. On est sur la face nord.
Alors j’aimerais bien que 2020 soit l’année des plateformes coopératives. Qu’on mesure et qu’on partage leurs vertus. Qu’on trouve des solutions (collectives) à la complexité économique qui soient durables et pérennes… et qu’on atteigne des sommets !
[1] Voir travaux de Simone Cicero – platform design toolkit (PDT)
[2] L’altruisme c’est d’abord le souci de l’autre par opposition au souci de soi. Ca n’est pas d’abord l’idée du sacrifice même si on peut imaginer que dans certaines circonstances, le souci de l’autre puisse aller jusqu’au don de soi !
[3] Voir travaux de la SCIC Resiliences (www.resiliences.co)